Par Me Paul-Matthieu Grondin, avec la collaboration de Soukaina Ouizzane
Dans une récente décision du Tribunal administratif du travail, Kim c. Ultium Cam, un employé dépose une plainte pour pratique interdite en vertu de la Charte de la langue française (ci-après la « Charte »). Il allègue qu’au cours du processus d’embauche, il a été écarté d’un poste affiché par l’employeur en raison de l’exigence de connaissances linguistiques autres que le français. L’employeur conteste cette allégation, soutenant que les conditions nécessaires à l’application de la présomption de pratique interdite ne sont pas remplies.
En janvier 2023, l’employeur, une entreprise spécialisée dans la production de matériaux pour batteries de véhicules électriques, publie deux offres d’emploi, dont l’une exige la connaissance de l’anglais et du coréen.
Le deuxième alinéa de l’article 45 de la Charte interdit aux employeurs d’exiger la connaissance d’une langue autre que le français comme condition d’embauche. Pour bénéficier de la présomption de pratique interdite en vertu de cet article, le plaignant, qui n’est pas lié à l’employeur par un contrat de travail, doit : 1) avoir postulé à une offre d’emploi de l’employeur, 2) démontrer que l’offre exigeait la connaissance ou un niveau spécifique d’une langue autre que le français, et 3) avoir déposé une plainte dans les 45 jours suivant la pratique contestée.
En l’espèce, le Tribunal a jugé que le plaignant avait satisfait à ces conditions. En effet, les éléments de preuve établissent que : 1) le plaignant a postulé à une offre d’emploi publiée en coréen par l’employeur, 2) l’offre exigeait la connaissance des langues anglaise et coréenne, et 3) la plainte a été déposée dans le délai de 45 jours prescrit. Par conséquent, ces exigences linguistiques sont présumées contrevenir à la Charte, exemptant le plaignant de toute preuve supplémentaire.
Cette présomption renverse le fardeau de la preuve, obligeant l’employeur à démontrer, conformément aux articles 46 et 46.1 de la Charte, que l’exigence linguistique était nécessaire pour le poste et que tous les moyens raisonnables avaient été pris pour l’éviter.
À cet égard, le Tribunal estime que l’employeur n’a pas démontré que les tâches du poste nécessitaient la connaissance des langues anglaise et coréenne, ni qu’il avait pris tous les moyens raisonnables pour éviter d’imposer de telles exigences. Bien que l’employeur ait affirmé que celles-ci étaient justifiées par la nécessité de négocier à l’international et de communiquer avec des collègues sud-coréens ne parlant pas français, il n’a pas prouvé avoir évalué les besoins linguistiques pour ce poste, vérifié l’insuffisance des compétences linguistiques existantes parmi ses employés ou limité le nombre de postes nécessitant ces compétences. De plus, l’offre d’emploi n’indiquait pas les motifs justifiant ces exigences, contrevenant ainsi au deuxième alinéa de l’article 46 de la Charte.
Le Tribunal précise également que l’employeur ne peut s’exonérer de l’application de la présomption en plaidant que le refus d’embaucher le plaignant est entièrement indépendant de ses connaissances linguistiques.
En conclusion, l’employeur n’ayant pas réussi à renverser la présomption légale, la plainte a été accueillie.
Voyez comment le Tribunal motive sa décision :
EST-CE QUE LE PLAIGNANT BÉNÉFICIE DE LA PRÉSOMPTION DE PRATIQUE INTERDITE SELON LAQUELLE L’EXIGENCE DE LA DÉFENDERESSE DE LA CONNAISSANCE DES LANGUES ANGLAISE ET CORÉENNE EST CONTRAIRE À LA CLF ?
[…]
[9] Le plaignant conteste la demande de la défenderesse de soumettre son curriculum vitae en anglais et le fait que l’entrevue d’embauche se déroule en coréen.
[10] Selon la défenderesse, les conditions d’application de la présomption ne sont pas toutes remplies. Elle retient que le plaignant dénonce principalement l’incivilité du représentant, qui aurait notamment référé à son âge, durant l’entrevue. Selon elle, il ne s’agit pas de l’exercice d’un droit protégé par la CLF.
[…]
[19] Ainsi, pour une personne qui n’est pas liée à l’employeur par un contrat de travail, les conditions pour bénéficier de la présomption de pratique interdite sont les suivantes[12]:
- a) Avoir posé sa candidature à la suite d’une offre d’emploi de l’employeur[13];
- b) Démontrer que l’employeur exige la connaissance, ou un niveau de connaissance spécifique, d’une langue autre que la langue française pour accéder au poste[14]; et
- c) Avoir déposée sa plainte dans un délai de 45 jours suivant la pratique dont il se plaint[15].
[20] Le fardeau de les prouver incombe à la personne qui dépose la plainte.
[…]
[27] Étant spécialement attachée par la CLF à certains faits, cette présomption dispense le plaignant de toute autre preuve[16]. Ainsi, même s’il est vrai que le plaignant se dit convaincu que la raison pour laquelle il n’est pas embauché réside dans le commentaire du représentant affirmant qu’il est trop vieux pour travailler chez la défenderesse[17], cette croyance ne fait pas échec à l’application de la présomption. Il en est de même quant aux autres manques de civilité du représentant invoqués par le plaignant.
[…]
LA DÉFENDERESSE A-T-ELLE DÉMONTRÉ QUE L’ACCOMPLISSEMENT DE LA TÂCHE NÉCESSITE UNE CONNAISSANCE DES LANGUES ANGLAISE ET CORÉENNE ET QU’ELLE A PRIS TOUS LES MOYENS RAISONNABLES POUR ÉVITER D’IMPOSER DE TELLES EXIGENCES, AVANT L’AFFICHAGE DU POSTE ?
[…]
[31] La présomption dont bénéficie le plaignant renverse le fardeau de la preuve. Il incombe alors à l’employeur de démontrer, conformément aux articles 46 et 46.1 de la CLF, la nécessité de l’exigence linguistique associée à l’offre d’emploi et qu’il a pris, au préalable, tous les moyens raisonnables pour éviter de l’imposer[18].
[32] À l’égard du deuxième critère, l’une des conditions prévues par le législateur est la démonstration que l’employeur a procédé à l’analyse des moyens raisonnables avant d’imposer l’exigence linguistique. Afin de remplir son fardeau de la preuve, il a l’obligation d’indiquer les motifs justifiant cette exigence dans l’offre d’emploi[19].
[33] Au surplus, l’employeur sera réputé ne pas avoir respecté le deuxième critère, à moins qu’il ne prouve avoir rempli les trois autres conditions prévues à l’article 46.1 de la CLF :
46.1. Un employeur est réputé ne pas avoir pris tous les moyens raisonnables pour éviter d’exiger la connaissance ou un niveau de connaissance spécifique d’une autre langue que la langue officielle dès lors que, avant d’exiger cette connaissance ou ce niveau de connaissance, l’une des conditions suivantes n’est pas remplie:
- Avoir évalué les besoins linguistiques réels associés aux tâches à accomplir;
- S’être assuré que les connaissances linguistiques déjà exigées des autres membres du personnel étaient insuffisantes pour l’accomplissement de ces tâches; et
iii. Avoir restreint le plus possible le nombre de postes auxquels se rattachent des tâches dont l’accomplissement nécessite la connaissance ou un niveau de connaissance spécifique d’une autre langue que la langue officielle.
Sans restreindre la portée de ce qui précède, le premier alinéa ne doit pas être interprété de façon à imposer à un employeur une réorganisation déraisonnable de son entreprise.
[34] Le législateur a aussi prévu que toute loi doit être interprétée de manière à favoriser l’utilisation et la protection du français[20]. En conséquence, la CLF doit recevoir une interprétation large et libérale qui assure l’accomplissement de son objet [21] et ses exceptions doivent recevoir une interprétation restrictive.
[35] Dans ce contexte, les critères énoncés aux articles 46 et 46.1 de la CLF sont cumulatifs, et ce, pour chacune des exigences linguistiques relatives à une autre langue que le français.
[…]
LA DÉFENDERESSE PEUT-ELLE S’EXONÉRER DE L’APPLICATION DE LA CLF EN PROUVANT QUE LE REFUS D’EMBAUCHER LE PLAIGNANT EST COMPLÈTEMENT ÉTRANGER AUX CONNAISSANCES LINGUISTIQUES DU PLAIGNANT ?
[…]
[50] À cet égard, l’alinéa 2 de l’article 45 de la CLF assimile à une pratique interdite l’exigence de la connaissance d’une autre langue que le français, sauf si l’employeur démontre, conformément aux articles 46 et 46.1 de la CLF, que l’accomplissement de la tâche nécessite une telle connaissance et qu’il a, au préalable, pris tous les moyens raisonnables pour éviter d’imposer une telle exigence. L’alinéa 1 de l’article 46 de la CLF énonce les mêmes exigences.
[51] Quant à l’article 46.1 de la CLF, il stipule qu’un employeur qui faillit à prouver le respect des trois conditions qui y sont énoncées est réputé ne pas avoir pris tous les moyens raisonnables pour éviter d’exiger la connaissance d’une autre langue que la langue française. Le choix du mot « réputé » marque l’importance de ces trois conditions[25]. Si elles ne sont pas toutes prouvées, la présomption simple[26] devient une présomption absolue et elle ne peut pas être repoussée[27].
[52] Accepter le moyen de défense de la défenderesse aurait pour effet de créer une nouvelle exception qui n’est pas prévue dans la CLF. De plus, cela serait contraire à l’article 40.1 de la LI qui ne permet pas de supprimer ou de restreindre la jouissance ou l’exercice d’un droit protégé par la CLF.
[53] Ainsi, le législateur prévoit que le processus d’embauche d’un employeur comprenant une exigence linguistique autre que la langue française qui ne respecte pas les conditions de l’article 46.1 de la CLF est irrémédiablement entaché d’un motif illicite.
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