Par Me Paul-Matthieu Grondin
Dans Shatilla c. REMAX Royal (Jordan) inc. de la Cour supérieure, un employé qui était initialement un courtier immobilier devient directeur de sa branche. À la demande de son employeur, il avait abandonné sa clientèle comme courtier pour ce nouveau poste de direction. Le directeur a de longs états de services et un dossier disciplinaire vierge.
Sa branche ayant été acquise par de nouveaux propriétaires, un différend s’en suit avec le directeur. Essentiellement, le directeur apprend que la maison d’une voisine est en vente, et celle-ci fait affaire avec un des agents de sa boîte. Le directeur lui demande quelle commission l’agent lui propose. On comprend qu’il aurait peut-être voulu envoyer sa voisine chez une rivale (une amie du directeur), avec une commission moins élevée, mais la preuve n’est pas parfaitement limpide à cet effet.
Dans le doute, le juge conclut que le motif de congédiement n’est pas sérieux dans le sens juridique du terme, ne pouvant ainsi mener à un congédiement sans indemnité de départ, vu les longs états de services sans tache du directeur :
[43] Comme l’écrivait le juge Émond cité plus haut, s’il est possible de concevoir que la perte de confiance en un de ses directeurs puisse mener à un congédiement, elle ne peut constituer, à elle seule, sans la preuve d’un manquement grave et répété, une « cause juste et suffisante » justifiant un congédiement sans indemnité, au sens de l’article 2094 C.c.Q.
[44] Si Monsieur Shatilla a fait l’erreur de parler de commission avec Mme Fairservice, il l’admet et s’en est excusé. L’admission ne convertit pas la faute en un motif sérieux pour autant.
[45] Le fardeau de prouver le motif sérieux appartient à la défenderesse. Elle ne s’en est pas déchargée. Monsieur Suta soupçonne un motif déloyal derrière la question posée par Monsieur Shatilla. Il s’agit d’une perspective subjective qui s’appuie sur une autre perspective subjective, celle de Monsieur Berthelette.
[46] Il eut fallu que Monsieur Suta assiste à la conversation pour être bien certain d’en comprendre le sens ou s’assurer que ceux qui la lui rapportent n’ont pas déformé les propos. À défaut c’est le sens que monsieur Shatilla donne à la conversation qui doit prévaloir, dans la mesure où la perspective qu’il défend est crédible. Le Tribunal croit que c’est le cas.
[47] Au surplus, il s’agit d’une première pour Monsieur Shatilla et non d’actes répétés. L’acte reproché n’a pas l’importance suffisante pour mettre fin à une relation d’affaires et d’employé qui dure depuis près de 30 ans, sans donner le préavis de congé prévu au Code civil. Au surplus, Monsieur Shatilla réussit à soulever un doute important quant à la motivation réelle de Monsieur Suta.
[48] Pour justifier le congédiement sans préavis, Monsieur Suta insiste sur l’importance qu’avait Monsieur Shatilla dans l’entreprise. Son directeur était en quelque sorte une extension de lui-même, un représentant du propriétaire, son bras droit. S’il ne mettait pas fin à la relation avec Monsieur Shatilla après cet incident, il risquait de perdre de nombreux agents, car le mot finirait par se passer que l’agence ne protège pas ses agents.
[49] Sur ce dernier point, Monsieur Berthelette n’a jamais donné l’impression au Tribunal qu’il s’apprêtait à quitter l’agence pour cette raison. Il n’y a aucune preuve que d’autres agents l’auraient fait, mais simplement une intuition de Monsieur Suta. Il s’agit donc d’une autre perspective subjective de Monsieur Suta non autrement appuyée par la preuve.
[50] Monsieur Berthelette ajoute qu’il n’a jamais mis Monsieur Suta dans l’obligation de choisir entre lui et Monsieur Shatilla même si à compter de ce moment Monsieur Shatilla n’avait plus sa confiance.
[51] Monsieur Berthelette explique que de toute façon, comme agent, il est travailleur autonome. Il ne se rapporte pas à Monsieur Shatilla et n’a pas d’ordre à recevoir de lui. Remax étant son partenaire d’affaires, il s’attend à ce que les gens qui travaillent pour Remax ne viennent pas lui nuire. Il ajoute que son intervention auprès de Monsieur Suta ne se voulait pas « ultra négative » envers Monsieur Shatilla.
[52] Quant au niveau de responsabilités de Monsieur Shatilla dans l’entreprise, il n’était ni plus ni moins qu’un assistant, glorifié du titre de directeur. Il assistait les agents qui avaient besoin d’aide, réglait les conflits lorsqu’ils s’en présentaient et s’assurait de la conformité des dossiers aux exigences de l’agence réglementaire. Aucun employé ne se rapportait à lui. Il ne participait aucunement à la gestion de l’agence. Malgré ce que Monsieur Suta laisse entendre, ce n’est pas ce que la jurisprudence qualifie de « cadre supérieur ».
[53] Il ne s’agit pas de savoir si Monsieur Shatilla devait être loyal ou non. Bien entendu il est lié par le devoir de loyauté prévu à l’article 2088 C.c.Q.
[54] Même en présumant que sa question à madame Fairservice pouvait laisser croire qu’une autre agence pourrait la satisfaire (et ce n’est pas la conclusion du Tribunal), les conséquences pour quelqu’un de son rang qui manque à son devoir de loyauté ne vont pas jusqu’à le priver de l’indemnité prévue par la loi.
[55] Ici, il n’est pas question de fraude, vol, malversation ou autre acte généralement associé au « motif sérieux » requis par la loi. L’intensité de l’obligation de loyauté pour un employé du niveau de Monsieur Shatilla n’est pas si élevée que la moindre erreur puisse se terminer en congédiement sans préavis. Il n’y a pas non plus de facteurs aggravants. La sanction choisie apparaît disproportionnée eu égard à la faute reprochée.